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Saturday, February 08, 2014

LES CLICHES DU CÉLIBAT: LE VIEUX GARÇON (2/2)

"Chez Balzac, cependant, le cliché se nuance : s’il apparaît dans la bouche vulgaire de la Cibot, il ne correspond pas au personnage de Pons. Celui-ci attribue son célibat à sa laideur: le mariage aurait été toute son ambition : « J’ai toujours été laid, et je n’ai jamais été aimé. » Pourtant, les types balzaciens ne brillent pas par une éclatante beauté... à commencer par le couple Cibbt, qui résume la sagesse du mariage en un vigoureux proverbe: « Il n’y a si vilain couvercle qui ne trouve son pot. » Le drame du cousin Pons, comme de beaucoup de personnages balzacien, est de vouloir, consciemment ou non, un mariage d’amour. Le romantisme est passé par là ; un de ses effets pernicieux pourrait être d’écarter du mariage ceux qui ne peuvent se faire aimer.

Premier cliché du vieux célibataire, donc : nécessairement un libertin, fût-il resté vierge comme le cousin Pons. C’est aussi un personnage d’un autre temps, ou plus précisément qui a cru pouvoir arrêter le temps à la mode de sa jeunesse. Ceux que met en scène Balzac sont des personnages d’Empire perdus dans la monarchie de Juillet. Pons et décrit tout entier comme un « homme-Empire », « comme on dit un meuble-Empire » ; le docteur Poulain, à trente ans, vit avec sa mère dans un appartement inchangé depuis quarante ans et qui « sentait l’Empire ». La cousine Bette transforme tous les vétements qu’on lui donne en « un costume qui tenait des modes impériales et de ses anciens costumes lorrains ». Le chevalier de Valois traîne en 18l6 le « vestige des modes du dix-huitième siècle » et son rival Du Bousquier a longtemps maintenu « le costume à la mode lors de sa gloire », en particulier ces bottes à revers qui firent jaser Alençon.

Le mariage est une étape de la vie à partir de laquelle l’homme peut accepter de vieillir, puisque, dans un monde qui ne connaît plus le divorce, il n’a plus à séduire. Inconsciemment, celui qui le refuse prolonge indéfiniment un état auquel il aurait dû renoncer. N’est-ce pas cela que traduit l’expression, qui se répand alors, de « vieux garçon » ? Le cliché se transmettra au XXe siècle : dans Les Célibataires, de Montherlant (1934), le vieil Elie porte une casquette à la mode de 1885 ; pour Odile Lamourère, en 1987, le célibataire risque de conserver le pantalon à pattes d’éléphant qui lui rappellent son dernier succès amoureux.

Cliche tenace, également, auquel le siècle de la statistique va donner une autre dimension: la mortalité du célibataire. Le scoop tombe dans le Journal de Paris en 1807. A Gênes, « on a remarqué aussi que les hommes mariés mouroient en moindre nombre que les célibataires, & cela dans la proportion de deux à trois .» Et c’est prouvé par la statistique, déjà ! En fait, la remarque avait déjà été lancée en 1746 par Nicolas Deparcieux, qui avait entrepris la lourde tâche d’évaluer les chances de vie des différentes strates de la population française pour établir des tables de rentes viagères. « Il paroît, soutient-il, qu’on vit plus longtemps dans l’état de mariage, que dans le célibat. » Mais son analyse statistique est rudimentaire: il se contente de comparer le nombre de célibataires morts depuis l’âge de vingt ans à celui des hommes mariés et veufs morts depuis le même âge. Les totaux n’étant pas établis par tranches d’âge, les nombres absolus n’ont guère de signification. Il ne tient pas compte non plus de l’âge tardif du mariage à son époque — vingt-neut ans pour les garçons. Et l’on s’aperçoit que, dans les nombres même qu’il avance, c’est entre vingt et trente ans que les jeunes gens meurent avant d’être mariés. Au-delà de cet âge, les chiffres s’inversent tout naturellement et démentent son hypothese.

Quoi qu’il en soit, le thème va faire fureur: quel plus sûr moyen de dissuader les candidats que de leur exposer le risque fatal auquel ils s’exposent? Il sera repris par Legoyt (1867), Cadet (1870), Bertillon (1880), Cheminade (1884), Lagneau (l885), Gamier (1887)... La même statistique est répétée de confiance à la fin du siècle : après vingt-deux ans, assène Lagneau, la mortalité est de trois chez les célibataires pour deux chez les hommes mariés. Lagneau a dressé des statistiques comparant, chez les deux populations, le taux de morts, de suicides, de folie, de criminalité, de prostitution, de maladies sexuelles... À chaque fois, les célibataires sont bon perdants.

Encore faut-il interpréter le phénomène, pour peu que les chiffres soient fiables. Le taux de prostitution est nécessairement plus élevé chez les filles célibataires, et l’on peut supposer que l’absence de liaison stable y pousse plus souvent les hommes seuls. Les maladies sexuelles se répandent plus vite avec la multiplicité des partenaires, et la folie peut en être une conséquence. Pour le suicide, c’est plus délicat, même si l’on peut soutenir que les responsabilités familiales retiennent le geste désespéré. En tout état de cause, la lourde pression pesant sur le célibataire dans une société où le mariage constitue la norme peut être une des causes de cette sursuicidité, ainsi que la solitude : elle touche aussi, au XIXe siècle, les veufs et les divorcés.

Bertillon invoque pour sa part, pour expliquer les meilleurs résultats des hommes rangés, une vie régulière, l’usage plus modéré des plaisirs vénériens, des repas plus réglés, une vie de famille... La maladie, en revanche, est plus fréquente chez les célibataires : dyspepsies, gastralgies, alcoolisme, excès vénériens... et jusqu’aux maladies de Pott, les affections de la moelle, goutte et rhumatisme, syphilis, hypocondrie, névralgics... Cheminade établit par ailleurs un lien entre la criminalité des célibataires et la frustration: « La non-satisfaction du besoin de reproduction rend les hommes vicieux. M. Sainte-Claire-Deville a réussi à donner certains vices à des animaux en les empêchant de satisfaire leur besoin de reproduction. On sait combien est violent ce besoin chez les animaux sauvages. On a reconnu que les instituteurs congréganistes, voués au célibat, commettaient plus d’attentats à la pudeur que les instituteurs laïques. » Remarquons d’emblée que ls deux argumentations partent de clichés opposés : abus de relations sexuelles pour Bertillon ; absence pour Cheminade. Mais la crainte est la même : celle d’une sexualité excessive et débridée, par habitude vicieuse ou par excès de contention. La dénonciation du célibat doit être replacée dans la hantise sexuelle du XIXe siecle.

Bien sûr, pour que de telles statistiques puissent être valables, il faudrait les mener sur une vaste échelle: ne peut-on penser, par exemple, que la proportion de célibataires sera plus grande chez les jeunes gens cacochymes et rachitiques qui ne trouveront guère à se marier, et dont la mortalité sera certainement plus précoce? Le célibat est peut-être la conséquence, plus que la cause, d’une constitution chétive. C’est ce que souligne notamment Durkheim, dans un vocabulaire qui trahit les intentions moralistes de son temps : la classe des célibataires « se trouve ainsi comprendre tout le déchet humain du pays. C’est là que se rencontrent les infirmes, les incurables, les gens trop pauvres ou nottament tarés. » Les antiques clichés sur les vieux garçons sybarites cachent peut-être aux moralistes ceux qui meurent doucement au fond des sanatoriums.

Le cliché le plus répandu, cependant, est celui de l'égoïsme. Dans un monde où l’homme propose et la femme dispose, le célibataire a fait un choix conscient, dont il est pleinement responsable ; la femme, dans bien des cas, n’a pas été choisie, et n’est coupable que si des refus répétés ont motivé son célibat. Dans la vision pessimiste de Balzac, héritier en cela de l’époque classique et de dix-huit siècles de christianisme, l’égoïsme est naturel à l’homme. Si, dans la tradition chrétienne, c’est l’humilité de la foi qui l'en corrige, dans la société décrite par le romancier, ce sont les relations sociales, et en particulier le mariage : « Il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures. » Le vieux garçon est celui qui s’est refermé sur lui-même, et qui a laissé croître en lui le germe d’égoïsme dont le mariage délivrerait l’homme. Ainsi s’expliquent les « manies » dont il parsèmerait son existence, et son goût pour les collections — le cousin Pons en est un bel exemple — qui tentent de ramener autour de lui des éléments du monde dont il s’est coupé.

Ces deux derniers clichés peuvent d’ailleurs se conjoindre, chez Mlle Rogron, par exemple, la vieille fille de Pierrette, chez Balzac. A quarante-deux ans, elle a peur qu’un accouchement lui soit fatal, ce que lui confirme bien volontiers un médecin opposé à son mariage. La peur de la mort est ici liée à l’égoïsme : « Elle eut peur de mourir, idée qui ravage le fond en comble les célibataires. »

C’est aussi dans cette optique que se situe Durkheirn lorsqu’il voue le célibataire au « suicide égoïste ». Il y a en effet contradiction, selon son analyse. entre l’égoïsme que traduit le choix du célibat et l'inanité d’une vie qui n’a pour horiion que l’anéantissement. C'est dans cette contradiction que germe l’idée du suicide. « Quand donc nous n’avons pas d’autre objectif que nous-mêmes, nous ne pouvons pas échapper à cette idée que nos efforts sont finalement destinés à se perdre dans le néant, puisque nous y devons rentrer. Mais l’anéantissement nous fait horreur. Dans ces conditions, on ne saurait avoir de courage à vivre, c’est-à-dire à agir et à lutter, puisque, de toute cette peine qu’on se donne, il ne doit rien rester. En un mot, l’état d’égoïsme serait en contradiction avec la nature humaine, et, par suite, trop précaire pour avoir des chances de durer. » La peur du néant peut amener à en hâter la venue. Le vieux garçon est une image de la mort. La vie du célibataire se résume alors à un parcours de clichés inexorables : libertin à vingt ans, débauché à trente, égoïste à quarante, maniaque à cinquante, désespéré à soixante."

--- Histoire du célibat et des célibataires / Jean-Claude Bologne
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