À vingt-cinq ans, Herbert Spencer (1820-1903) s’était déjà fait connaître par ses travaux philosophiques. Mais il n’avait pas pris le temps de chercher femme. Ses amis lui font-ils remarquer que Mlle Evans, une admiratrice, remplirait parfaitement cette mission? Il se récrie. Il trouve la jeune fille « trop morbidement intellectuelle >>. Qui se ressemble ne s’assemble pas toujours.
Quelques années plus tard, à trente et un ans, il commence quand même à s’interroger sur son célibat. La perspective de finir ses jours dans la solitude l’enchante moins, mais celle de devoir gagner la vie de sa famille l’effraie davantage. Il se resigne: « En tout cas, je suis absolument décidé à ne pas faire de moi-même un esclave. Et comme je ne vois pas qu’il soit probable que je puisse me marier sans me consacrer tout entier à gagner de l’argent, j’ai presque renoncé l’idée du mariage.» Philosophe, le philosophe...
Les amis ne désarment pas pour autant: la mode est alors aux dangers physiques auxquels s’expose le célibataire, surtout l’intellectuel. C’est ce que lui écrit son ami Potter: << Mariez-vous donc. Votre existence purement intellectuelle ne vous vaut rien. » Désormais convaincu que « le célibat est un état contre nature et nuisible », Spencer se déclare disposé à essayer ce remède contre le rationalisme »: le mariage lui a été recommandé « comme moyen de me remettre le cervcau d’aplomb »... A la suite de quelques troubles physiques, en effet, son médecin, le docteur Ransom, lui a conseillé de ne plus vivre seul, « Il voulait impliquer par là, sans doute, qu’en l’dbsence de distraction mon cerveau avait été actif pendant un temps qui était normalement celui du repos. » Mais, à présent, il se reconnaît « très difficile », avec un choix « très limité ». Car il lui faut une femme à la fois belle et intelligente. Les beautés morales et intellectuelles seules ne suffisent pas, « et, étant donné la stupidité de notre système d’éducation, il est rare de trouver ces qualités unies à un physique agréable ». Et puis il y a les raisons pécuniaires. << La littérature - surtout la philosophique — ne rapporte que peu de chose. » Il y a donc toutes chances de rester toute sa vie un « mélancolique vieux garçon ». Il lui faut une familie ? Des enfants ? Qu’à cela ne tienne: il prendra ceux des autres. En 1855, il prend pension chez un avoué en difficulté financière. Les deux fillettes, de cinq et sept ans, lui permettent d’exercer son instinct paternel et de satisfaire son « désir naturel d’être entouré d’enfants, surtout de filles ». Ainsi conçoit-il son essai sur l’éducation — sujet qui peut paraître surprenant pour un philosophe vieux garçon. « On a souvent été surpris de ce que, étant un célibataire, je me sois intéressé à des questions concernant les enfants, et que j’aie pu dire là-dessus des choses exactes. Mais, comme la plupart des célibataires, j’ai eu l’occasion d’observer les enfants, de voir la façon dont on se conduisait envers eux, et les effets produits. La remarque déjà faite que les spectateurs sont souvent ceux qui voient le mieux le jeu peut s’appliquer à la vie domestique comme à beaucoup d’autres choses. » Après tout, les études les plus pertinentes sur le mariage, à l’époque, ne sont-elles pas dues à cet autre célibataire qu’était Balzac ? Mais les annees passent, et la famille des autres ne se transforme jamais en famille d’accueil. Après de multiples déménagements, Spencer s’installe enfin dans une pension, en 1866, où il réside encore lorsqu’il écrit ses souvenirs, vingt et un ans plus tard. Un bon poste d’observation, cette fois, pour étudier les célibataires. On y trouvc des officiers de marine ou de l’armée de terre, dont un amiral qui porte un toast quotidien à la reine, un fonctionnaire retraité, un Mauricien qui regrette l’époque du duel, une vieille demoiselle de quatre-vingts ans.. Ceux-ci sont à demeure. En demi-pension, on y trouve aussi des gens mariés: la femme d’un juge des Indes, qui reste en Angleterre pour raisons de santé; un Australien avec sa femme et sa fille, un évêque avec ses enfants... De quoi repeupler la pension Vauquier! A près de soixante-dix ans, le vieux garçon laisse enfin percer un regret: « Pendant toutes les années où j’aurais pu travailler ayant à côté de moi une femme et des enfants, l’exiguïté de mes moyens me rendait le mariage impossible : pouvant à peine subvenir à mes besoins, je n’aurais pu subvenir à ceux d’une famille. Quand enfin mes moyens se trouvèrent suffisants, le moment était passé. » Mais un regret mitigé. « Ma nature n’est pas faite pour une vie commune qui exige d’incessants compromis et beaucoup de patience. [...] Après tout, le célibat était probablement ce qui me convenait le mieux, comme il était aussi ce qui convenait le mieux à la femme inconnue que je n’ai pas épousée. » Décidément philosophe, notre philosophe. En 1817, un poète aujourd’hui justement oublié, Jean-Jacques Deleau, publie L'Heureux Célibataire ou les Avantages du célibat. Il y entreprend l’éloge de l’inconstance, de la vie joyeuse et libre. Le célibataire est comme le papillon qui va de fleur en fleur, de femme en femme.
Des ris et des plaisirs rassemblant tous les charmes,
Le célibat jamais ne fait couler nos larmes.
Mais la pièce ronflante est aussitôt suivie du Célibataire converti : l’âge venant, le protagoniste finit par se laisser séduire. La raison a enfin chassé ce « préjugé ridicule et vulgaire ». La hantise d’une vieillesse solitaire, surtout, invite à se caser avant qu’il ne soit trop tard. Jeune gandin et vieux garçon vont de pair dans les clichés du XIX siècle sur le célibat.
Le thème du « vieux garçon » — expression qui jouit alors d’un grand succès dans la langue — triomphe dans tous les genres à l'époque romantique. Casimir Delavigne fait monter L'École de vieillards (1823). Béranger chansonne le « vieux célibataire», Balzac fixe in saecula saeculorum le portrait du cousin Pons... Le cliché en est souvent resté à celui du Héron de La Fontaine, tout heureux de rencontrer un limaçon après avoir dédaigné les poissons. « Un célibataire est presque toujours un sot qui, après avoir craint de faire quelque mariage d'amour avec quelque belle et charmante jeune fille, dans sa jeunesse, finit, sur ses vieux jours, par faire un mariage de convenance avec sa cuisinière . » Quand ce n’est pire ! Pour Louis de Couailhac, le pauvre homme en est réduit à s’unir << à quelque coureuse d’aventures, femme de lettres ou veuve de la Grande Armée, bien tannée, bien ridée ». Le « vieux célibataire » de Béranger est un libertin épuisé qui lutine sa servante en lui faisant miroiter un héritage, mais que trahissent ses forces au moment de consommer.
Fais donc si bien, que ta douce influence
Rende à mes sens la chaleur qui me fuit
Allons, Babet, un peu de complaisance :
Un lait de poule et mon bonnet de nuit.
Le cliché est tellement bien ancré dans les mentalités que, dans Le Cousin Pons, de Baliac, les deux veux célibataires, Schmucke et Pons, trop timides pour avoir jamais abordé une femme, son traités par leur concierge, Mme Cibot, de « vieux libertins ». Craignant que Pons n’ait des héritiers cachés qui revendiqueraient sa collection de tableaux, elle l’accuse, pour tâter le terrain, d’avoir semé des bâtards : « Vous êtes tous comme ça, vous autres vieux garçons ». Le lien entre libertinage et célibat, hérité de l’époque classique, pénètre les esprits par l’image pieuse, comme ce catéchisme mural comparant la « bonne mort » du père de famille entouré de sa femme, de ses enfants et d’une religieuse, à celle du libertin solitaire dont les diables emmènent l’âme en enfer. Chaque détail de la composition est soigné, jusqu’aux lithographies pendues au mur (une Vierge à l’Enfant et une nymphe cabriolante), jusqu’à la chemise de nuit vêtue par le pudique père de famille, quand le célibataire dort et meurt nu."
--- Histoire du célibat et des célibataires / Jean-Claude Bologne