"Il revenait à l’époque de sa vie de célibataire. Car il était soudain sans Tereza. Il ne la voyait que la nuit, quand elle rentrait du bar et qu’il ouvrait un œil dans le premier sommeil, puis le matin quand c’était elle qui était ensommeillée et qu’il se dépêchait d’aller à son travail. Il avait seize heures pour lui tout seul et c’était un espace de liberté qui lui était inopinément offert. Pour lui, depuis sa prime jeunesse, un espace de liberté, ça voulait dire des femmes...
Que cherchait-il chez toutes ces femmes ? Qu’est-ce qui l’attirait vers elles ? L’amour physique n’est-il pas l’éternelle répétition du même ?
Nullement. Il reste toujours un petit pourcentage d’inimaginable. Quand il voyait une femme tout habillée, il pouvait évidemment s’imaginer plus ou moins comment elle serait une fois nue (ici son expérience de médecin complétait l’expérience de l’amant), mais entre l’approximation de l’idée et la précision de la réalité il subsistait un petit intervalle d’inimaginable, et c’était cette lacune qui ne le laissait pas en repos. Et puis, la poursuite de l’inimaginable ne s’achève pas avec la découverte de la nudité, elle va plus loin : quelles mines ferait-elle en se déshabillant ? que dirait-elle quand il lui ferait l’amour ? sur quelles notes seraient ses soupirs ? quel rictus viendrait se graver sur son visage dans l’instant de la volupté ?...
Tomas était obsédé du désir de découvrir ce millionième et de s’en emparer et c’était ce qui faisait pour lui le sens de son obsession des femmes. Il n’était pas obsédé par les femmes, il était obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, il était obsédé par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres.
(Peut-être que sa passion de chirurgien rejoignait ici sa passion de séducteur. Il ne lâchait pas le scalpel imaginaire, même quand il était avec ses maîtresses. Il désirait s’emparer de quelque chose qui était profondément enfoui à l’intérieur d’elles-mêmes et pour quoi il fallait déchirer leur enveloppe superficielle.)
On est évidemment en droit de se demander pourquoi il allait chercher dans la sexualité ce millionième de dissemblable. Ne pouvait-il le trouver, par exemple, dans la démarche, dans les goûts culinaires ou dans les préférences esthétiques d’une telle ou d’une autre ?
Il est certain que ce millionième de dissemblable est présent dans tous les aspects de la vie humaine, mais il y est partout publiquement dévoilé, il n’est pas besoin de le découvrir, il n’est pas besoin de scalpel pour l’approcher. Qu’une femme préfère le fromage aux pâtisseries et qu’une autre ne supporte pas le chou-fleur, c’est certes un signe d’originalité, mais on voit immédiatement que cette originalité-là est tout à fait insignifiante et vaine et qu’on perdrait son temps en s’y intéressant et en y cherchant une valeur quelconque.
C’est seulement dans la sexualité que le millionième de dissemblable apparaît comme une chose précieuse, car il n’est pas accessible publiquement et il faut le conquérir. Il y a encore un demi-siècle, ce genre de conquête exigeait beaucoup de temps (des semaines, parfois même des mois !) et la valeur de l’objet conquis se mesurait au temps consacré à le conquérir. Même aujourd’hui, bien que le temps de la conquête ait considérablement raccourci, la sexualité est encore pour nous comme le coffret d’argent où se cache le mystère du moi féminin.
Ce n’était donc nullement le désir de la volupté (la volupté venait pour ainsi dire en prime) mais le désir de s’emparer du monde (d’ouvrir au scalpel le corps gisant du monde) qui le jetait à la poursuite des femmes.
Les hommes qui poursuivent une multitude de femmes peuvent aisément se répartir en deux catégories. Les uns cherchent chez toutes les femmes leur propre idée de la femme telle qu’elle leur apparaît dans leur rêve, subjective et toujours semblable. Les autres sont mus par le désir de s’emparer de l’infinie diversité du monde féminin objectif.
L’obsession des premiers est une obsession romantique : ce qu’ils cherchent chez les femmes, c’est eux-mêmes, c’est leur idéal, et ils sont toujours et continuellement déçus parce que l’idéal, comme nous le savons, c’est ce qu’il n’est jamais possible de trouver. Comme la déception qui les pousse de femme en femme donne à leur inconstance une sorte d’excuse mélodramatique, bien des dames sentimentales trouvent émouvante leur opiniâtre polygamie.
L’autre obsession est une obsession libertine, et les femmes n’y voient rien d’émouvant : du fait que l’homme ne projette pas sur les femmes un idéal subjectif, tout l’intéresse et rien ne peut le décevoir. Et cette inaptitude à la déception a en soi quelque chose de scandaleux. Aux yeux du monde, l’obsession du baiseur libertin est sans rémission (parce qu’elle n’est pas rachetée par la déception).
Comme le baiseur romantique poursuit toujours le même type de femme, on ne remarque même pas qu’il change de maîtresses ; ses amis lui causent de perpétuels malentendus car ils ne perçoivent pas de différence entre ses compagnes et les appellent toujours par le même nom.
Dans leur chasse à la connaissance, les baiseurs libertins (et c’est évidemment dans cette catégorie qu’il faut ranger Tomas) s’éloignent de plus en plus de la beauté féminine conventionnelle (dont ils sont vite blasés) et finissent immanquablement en collectionneurs de curiosités. Ils le savent, ils en ont un peu honte et, pour ne pas gêner leurs amis, ils ne se montrent pas en public avec leurs maîtresses"
--- L'Insoutenable Legerete De L'etre / Milan Kundera