(Suite à La pire séduction de l'histoire)
"Lorsque la nuit était venue, M. Jo s’était rapproché de Suzanne et l’avait enlacée. L’auto roulait toujours dans le chaos brillant et obscur de la ville, les mains de M. Jo tremblaient. Suzanne ne voyait pas son visage. Il était arrivé insensiblement à s’accoler à elle et Suzanne le laissait faire. Elle était saoule de la ville. L’auto roulait, seule réalité, glorieuse, et dans son sillage toute la ville chutait, s’écroulait, brillante, grouillante, sans fin. Parfois les mains de M. Jo rencontraient les seins de Suzanne. Et une fois, il dit :
– Tu as de beaux seins.
La chose avait été dite tout bas. Mais elle avait été dite. Pour la première fois. Et pendant que la main était à nu sur le sein nu. Et au-dessus de la ville terrifiante, Suzanne vit ses seins, elle vit l’érection de ses seins plus haut que tout ce qui se dressait dans la ville, dont c’était eux qui auraient raison. Elle sourit. Puis, frénétiquement, comme s’il était urgent qu’elle le sache tout de suite, elle reprit les mains de M. Jo et les plaça autour de sa taille.
– Et ça ?
– Quoi ? dit M. Jo, stupéfait.
– Comment elle est ma taille ?
– Très belle.
Il la regardait de très près. Elle, en regardant la ville ne regardait qu’elle-même. Regardait solitairement son empire, où régneraient ses seins, sa taille, ses jambes.
– Je t’aime, dit tout bas M. Jo.
Dans le seul livre qu’elle eût jamais lu, comme dans les films qu’elle avait vus depuis, les mots : je t’aime n’étaient prononcés qu’une seule fois au cours de l’entretien de deux amants qui durait quelques minutes à peine mais qui liquidait des mois d’attente, une terrible séparation, des douleurs infinies. Jamais Suzanne ne les avait encore entendus prononcer qu’au cinéma. Longtemps, elle avait cru qu’il était infiniment plus grave de les dire, que de se livrer à un homme après l’avoir dit, qu’on ne pouvait les dire qu’une seule fois de toute sa vie et qu’ensuite on ne le pouvait plus jamais, sa vie durant, sous peine d’encourir un abominable déshonneur. Mais elle savait maintenant qu’elle se trompait. On pouvait les dire spontanément, dans le désir et même aux putains. C’était un besoin qu’avaient quelquefois les hommes de les prononcer, rien que pour en sentir dans le moment la force épuisante. Et de les entendre était aussi quelquefois nécessaire, pour les mêmes raisons.
– Je t’aime, répéta M. Jo.
Il se pencha un peu plus sur son visage et, tout à coup, comme une gifle, elle reçut ses lèvres sur les siennes. Elle se dégagea et cria. M. Jo voulut la retenir dans ses bras. Elle s’élança vers la portière et l’ouvrit. Alors M. Jo s’éloigna d’elle et dit à son chauffeur de rentrer à l’hôtel. Pendant le parcours ils ne se dirent pas un seul mot. Lorsqu’ils furent arrivés à l’hôtel, Suzanne descendit de l’auto sans un regard pour M. Jo.
Une fois dehors, seulement, elle lui dit : – Je ne peux pas. C’est pas la peine, avec vous je ne pourrai jamais. Il ne répondit pas.
C’est ainsi qu’il disparut de la vie de Suzanne. Mais personne n’en sut rien, même pas Carmen. Sauf la mère, mais beaucoup plus tard."
- Un barrage contre le Pacifique / Marguerite Duras